Tif et Tondu ou les aventures de m. choc.

Tif est chauve, imberbe; Tondu chevelu et barbu. Cette opposition entre les noms et le physique des personnages conçus par Dineur donne le ton aux aventures de Tif et Tondu: la fantaisie et l'humour doivent y régner. En fait la série évolue selon les scénaristes tant par l'atmosphère qui s'en dégage que par le graphisme de Will. Le dessinateur s'adapte au style de l'histoire qu'on lui propose et son trait passe de la fantaisie pure lors des premiers épisodes à un réalisme caricatural lors des histoires écrites par Tillieux pour finir dans le désabusement le plus total lorsque les scénarios sont signés Desberg. Cette évolution, nous pouvons la scinder en trois grandes périodes: la période Dineur, la période Rosy et la période Tillieux.

Créateur de la série, Dineur lui a donc donné le ton de la fantaisie. Lorsque Will reprend les personnages, il s'efforce de poursuivre leurs aventures dans le style graphique originel. Les personnages gardent les mêmes rondeurs et les mêmes sourires qui leur font des joues rebondies. (S'il n'y avait le système pileux pour les différencier, Tif et Tondu seraient certainement jumeaux.) Les histoires ne sont alors qu'une suite de péripéties comme en témoignent " Le trésor d'Alaric " et "Tif et Tondu en Amérique centrale". Dineur passant la main, Ben anime un épisode "Oscar et ses mystères" avant que Rosy ne s'empare de la série. Dès le premier épisode qu'il écrit, "La main blanche ", le dessin de Will change. Les personnages perdent leurs rondeurs, et une partie de leur bonne humeur. C'est que Rosy vient d'introduire dans leur univers un élément de toute première importance: Choc.

Monsieur Choc va être déterminant pour l'impact de la série sur le grand public. Fantomas de la bande dessinée, Choc comme le héros de Souvestre et Allain, recherche la puissance. Puissance de l'argent (Choc au Louvre) ou puissance tout court (Le grand combat, Les flèches de nulle part, Le réveil de Toar). Pour ce faire, il a une bande de mercenaires à sa disposition et des moyens financiers extraordinaires. Face à un tel adversaire, Tif et Tondu se muent en fins limiers et prennent leur véritable place dans la série; car ne nous y trompons pas, ils sont, tout comme Juve vis-à-vis de Fantomas, les faire-valoir de Monsieur Choc, et s'ils sont vainqueurs à la fin de chaque épisode, ce n'est que pour être mieux ridiculisés par un Choc insaisissable. Durant toute la période où Rosy anime la série, les aventures de Tif et Tondu sont en fait celles de Monsieur Choc. Comment un tel personnage, casque, en smoking, incarnant à la fois l'aventure et le rêve, de surcroît insaisissable et mystérieux, laisserait-il indifférent le lecteur? (Godard, alors jeune dessinateur débutant n'en a-t-il pas fait une adaptation pour le journal Biribu en créant Fantomuch?). Le retour de l'éternel ennemi, la lutte systématique du bien (Tif et Tondu) contre le mal (Choc), la dérision dans laquelle sont tournés les héros à la fin de chaque épisode est inspiré directement des aventures de Fantomas. Choc, prêt à tout pour assouvir son besoin de puissance, est source d'histoires splendides et grandioses dont "Le réveil de Toar" et "Le grand combat" en sont les exemples les plus éloquents. Dans Toar, la démesure, l'irréel et le fantastique se mêlent pour la plus grande joie du lecteur. L'automate avant sortant de terre est l'un des temps forts de la série, mais soulignons-le une fois de plus, cette extraordinaire vision, nous la devons à Choc. De même que nous lui devons dans "Le grand combat" la machine à diriger les rêves. De quoi faire frémir et laisser... songeur. Fiction au réalité future?

Face à cet être d'exception, Tif et Tondu paraissent bien petits et leur lutte contre ce maître de l'aventure bien dérisoire. A un tel adversaire, il fallait opposer des personnages forts, mais très curieusement, il semble qu'aucun des scénaristes n'ait songé à doter les héros de personnalités propres. Ils ne possèdent pas de caractères bien définis. Tif semble plus fantaisiste et plus maladroit que Tondu, mais ce n'est pas sûr. En fait, ils sont sans substance réelle, insipides, et seulement présents pour entraver la marche du mal.

Choc est donc le personnage central des aventures de Tif et Tondu tant que Rosy les anime. Malheureusement, après deux épisodes de qualité douteuse (" La matière verte" et "Tif rebondit ") le scénariste passe la main et la série est reprise par Tillieux. (Notons au passage le changement graphique de Will qui donne à ses personnages plus de maturité et de réalité.) Tillieux est avant tout un scénariste d'histoires policières et nos héros se voient mutés détectives de première classe, ce qui ôte tout intérêt à leurs aventures, aventures qu'aurait tout aussi bien pu vivre Gil Jourdan. L'adaptation d'anciens scénarios de Félix – autre héros créé par Tillieux pour Héroïc Album, ne faisant qu'ajouter à l'impression de sous Gil Jourdan qui se dégage désormais de la série. C'est que Choc est resté dans les cartons de Rosy et qu'il manque terriblement à l'univers de Tif et Tondu puisqu'à lui seul il en représentait la substance et la finalité. La création de la comtesse Amélie d'Yeu dite Kiki, propre à ravir le lecteur par ses charmes et ses formes, ne remplace malheureusement pas l'aventurier. Tif et Tondu enquêtent de leur mieux, aident la veuve et l'orphelin, mais ne trouvent plus sur leur chemin d'ennemi hors pair propre à donner le frisson. Les héros ne devraient pas vieillir, et au fil des épisodes, la poussière et l'ennui pèsent sur la série. Tillieux a commis une erreur impardonnable en donnant un âge à Tif (trente-six ans) dans un "plan démoniaque". Tif et Tondu vieillissent et ils vieillissent mal. Les scénarios de plus en plus insipides et la lassitude du dessinateur vis-à-vis de personnages qu'il porte à bout de bras depuis plus de vingt ans ne sont pas étrangers à cet état de faits. Nul doute qu'à une certaine époque, les héros ont choisi la mauvaise route et se sont engagés dans une impasse. Un bain de jouvence, de fantaisie et d'imagination leur serait foutrement nécessaire. Le retour de l'éternel ennemi Choc? Pourquoi pas? Il redonnerait peut-être à Tif et Tondu le goût de vivre et sortirait la série de sa morosité. Un changement de scénariste? La question n'est même pas à soulever tant il est vrai que depuis la disparition de Tillieux les aventures de Tif et Tondu sont consternantes.

Jean Léturgie dans Schtroumpf  Les Cahiers de la Bande dessinée No 45 -12 année en 1980.