Entretien avec Will

Willy Maltaite, dit Will, nous reçoit chez lui dans une charmante maison campagnarde comme il aime tant les dessiner. En compagnie de sa femme et de ses enfants, il nous parle de cette bande dessinée qu'il aime tant et qu'il pratique depuis son plus jeune âge. Près de lui dans son atelier son fils, Eric travaille lui aussi à des bandes dessinées destinées à Spirou. Les Will, une grande famille qui possède le virus de la bande dessinée et beaucoup de chaleur humaine.

Pourquoi avez-vous fait de la bande dessinée, surtout à une période où ce n'était pas aussi à la mode qu'aujourd'hui ?

C'est très simple, c'est avant tout pour gagner ma vie. Je suis venu un peu à la bande dessinée par hasard. Comme tous les mômes, j'avais une mère qui était en admiration devant tout ce que je faisais et plus particulièrement un peu de peinture. C'était la guerre et mes parents m'ont placé dans une Ecole d'art. Comme ils n'étaient pas du métier – mon père était plombier, installateur en chauffage central – et pour eux le dessin c'était quelque chose d'extraordinaire. D'ailleurs ça ne faisait pas toujours rigoler mon père que je ne poursuive pas mes études ou que je ne travaille pas dans une profession plus normale. Ma mère pourtant, qui aimait tout ce qui touchait au dessin m'a incité à poursuivre et m'a placé dans une école d'art tenue par des bénédictins. Gillain y avait fait ses études de sculpture et d'orfèvrerie. J'ai passé mes examens, j'ai été recalé et par hasard j'ai rencontré Gillain. Il a proposé à mes parents de me garder quinze jours et je suis resté chez lui. J'ai appris la bande dessinée en le voyant travailler mais je n'avais pas tellement envie d'en faire. Avec Gillain j'ai appris des tas de trucs qui pour moi sont plus importants: il m'a donné le goût de la peinture, il fait de tout, Joseph. Dans la foulée, il m'a appris à dessiner. A un certain moment, il a quand même fallu que je gagne ma vie et Gillain m'a proposé de faire une bande dessinée. Jusque-là j'avais fait des cartons, des illustrations pour Bonnes Soirées... La bande dessinée est un métier et j'y suis venu comme ça par hasard, et non comme certains gars qui depuis qu'ils sont mômes n'ont jamais pensé qu'à ça, Walthéry par exemple. Il est fait pour, c'est vraiment une bête à faire de la bande dessinée, moi pas. C'est peut-être une faiblesse dans mon métier, je n'étais pas vraiment mordu au départ.

Vous aviez donc déjà un pied chez Dupuis lorsque vous avez décidé de faire de la bande dessinée?

Oui, j'avais un pied et à l'époque c'était beaucoup plus facile que maintenant pour en avoir un deuxième.

Mais avant Spirou vous aviez réalisé une autre bande dessinée, "le mystère du Bambochal"?

Oui, c'était ma première bande dessinée. J'ai voulu la placer chez Dupuis. Ils ont jugé que ça n'allait pas pour le journal. Je suis allé voir Hergé ensuite qui l'a trouvée pas mal du tout. Elle devait paraître dans Tintin mais entre-temps il y a eu un projet de loi obligeant les journaux belges paraissant en France à contenir soixante-quinze pour cent de dessins français. Tintin a engagé Beuville, le Rallic... qui eux étaient français. En réalité cette loi n'est pas passée mais à l'époque ils paniquaient un peu. Entre-temps Dupuis apprenant que j'avais des projets chez Tintin m'a proposé la reprise de Tif et Tondu.

Comment s 'est passée cette reprise de Tif et Tondu ?

Il n'y a pas eu de problème. Dineur ne voulait plus continuer. Je l'ai rencontré et il m'a proposé de faire le scénario. Il m'envoyait des planches sur lesquelles il dessinait et il fallait que je respecte certaines choses. Par exemple, Tondu avait des pointes dans la coiffure et un jour Dineur a râlé parce que j'avais dessiné huit pointes alors qu'à l'origine Tondu n'en avait que sept.

Comment vous êtes-vous dégagé de Dineur ?

Je n'ai jamais été influencé par Dineur. En ce qui concerne le scénario c'est Bermar, le frère de Joseph Gillain, qui m'a fait un scénario mais je ne me souviens plus pourquoi Dineur ne m'a plus fait de texte. C'est Dupuis, propriétaire des personnages qui a dû s'arranger avec lui pour lui enlever le scénario. C'est toujours le problème du gars qui reprend des personnages. Il est jeune, il a envie de faire sa bande dessinée et on lui donne des personnages qui ont déjà une  notoriété ce qui est à la fois une facilité et un très grand handicap. En ce qui me concerne, ça fait une trentaine d'années que je le traîne. Ce n'est pas que les personnages soient plus mauvais que d'autres en fin de compte, mais si demain Dupuis n'aime plus ce que je fais, je n'ai rien à dire, la série ne m'appartient pas.

Si demain je passe l'arme à gauche n'importe qui peu reprendre Tif et Tondu et ma femme n'aura pas le moindre droit d'auteur.

Pourquoi avoir créé le personnage de M. Choc et comment s'est fait ce Tif et Tondu nouveau style avec Rosy ?

Je ne crois pas que l'on change brutalement de style, on évolue lentement sans s'en rendre compte. J'avais depuis longtemps envie de faire autre chose. J'en ai discuté avec Rosy et on a trouvé Choc qui à mon avis était une bonne idée pour faire un peu évoluer la série.

Pourquoi l'avoir abandonné ?

Je ne l'ai pas abandonné, j'ai plutôt abandonné Rosy si on veut. A un certain moment Rosy n'avait plus tellement envie de faire des scénarios, étant occupé par autre chose.

Vous avez connu le journal Spirou à différentes périodes de son évolution. L'ambiance y était-elle différente à votre arrivée ?

Oui absolument. Il y avait plus de laisser aller mais en réalité il y avait tout ce qu'il fallait pour faire un bon journal. C'est à dire qu'il y avait la fantaisie avec Delporte par exemple. Un jour je lui ai dit que j'avais envie de faire une couverture de Spirou en cuivre. Hé bien, nous l'avons faite !  Ce n'était peut-être pas très commercial mais enfin on le faisait.

II y a quand même des gens comme Brétecher qui ont travaillé dans Spirou. Pourquoi? Parce qu'il y avait une rédaction qui cherchait innover. A l'époque le pourcentage de lecteurs de Spirou qui lisait les Gnan-Gnan encore très faible mais on se rend compte maintenant que c'était une bonne série.

Ne croyez-vous pas que c'est un peu cette fantaisie qui manque à Spirou aujourd'hui ?

Je crois que ça manque beaucoup de journaux d'ailleurs. Il n'y a pas que Spirou dans ce cas-là.

A un certain moment vous avez disparu de Spirou abandonnant Tif et Tondu après un court épisode de 22 planches. Pourquoi ce brusque départ ?

Tout simplement parce que j'en avais assez de la bande dessinée. J'en avais commencé un deuxième épisode à l'histoire de Samouraï que je n'ai pas continué. J'avais marre de la bande dessinée, aimant l'illustration et le graphisme, j'ai répondu favorablement à une proposition de directeur artistique de Tintin. J'ai travaillé pendant deux ans chez Tintin. A vrai dire, ce n'était pas tout à fait ce à quoi je m'attendais. Je pensais pouvoir tout changer. Mais ce n'était pas possible, ne serait-ce qu'à cause de la publicité qui vient vous emmerder quand vous avez fait une mise en page superbe et que l'on vous dit qu'il faut tout changer pour placer un quart de page de publicité arrivée en dernière minute. Au bout de deux ans, j'en ai eu assez et j'ai rempilé chez Spirou.

Aviez-vous un droit de regard dans le choix des séries publiées par Tintin ?

Oui, si l'on veut. C'est toujours la même histoire si vous avez un gars qui fait de la merde mais qui est premier au référendum vous ne pouvez quand même pas le laisser tomber. Moi je voulais faire Tintin comme Play-boy avec cette qualité de graphisme, de présentation, avec des blancs, de belles illustrations... Je suis persuadé que l'enfant est sensible à ça. A l'époque au Spirou était encore imprimé en typo avec ses traits épais, ses trames de couleur si grosses que l'on ne voyait plus le dessin, j'entendais des gens qui disaient que Tintin était quand même plus beau parce qu'il était déjà en hélio. Les gens ne savent pas pourquoi, ils ne se rendent pas compte, mais je crois que le public est quand même sensible à une certaine qualité de présentation, d'impression...

Comment se passaient vos rapports avec les dessinateurs de Tintin ?

Lorsque je suis arrivé à Tintin l'équipe existait et il n'était pas question de balancer tous les gens que je n'aimais pas. Quand à dire que j'ai engagé des gens de valeurs pendant mes deux années de présence, ce n’est pas vrai. C’est quand même rare un bon dessinateur débutant même encore actuellement. Je vois débuter beaucoup de jeunes mais la plupart sont des "sous-quelque chose ". Un gars qui sort vraiment du lot c'est vraiment rare. Je crois qu'Hergé a fait un très gros travail de déblayement pour tous les dessinateurs qui ont suivi et qui lui doivent tous un petit quelque chose. (Moi-même je lui dois pas mal.) Je parle d'Hergé mais je parlerai tout aussi bien de Jijé, de Franquin... de ce qu'on appelle les chefs de file. Mais enfin je trouve qu'actuellement il y a beaucoup de gens qui font de la bande dessinée et qui ne se décarcassent plus pour essayer d'inventer un style neuf. J'en vois qui dessinent des arbres bêtement et ne prennent pas la peine d'aller à la campagne, de regarder tout simplement. Ils ont vu des arbres dans d'autres bandes dessinées et ils se contentent de copier. C'est un exemple qui est valable pour tout, il faut observer. Pour ma part, je suis de l'école Jijé et je lui dois tout.

Après votre bref passage à Tintin vous avez travaillé tout aussi brièvement pour Record. Quels souvenirs en conservez-vous ?

C'est Goscinny qui m'avait contacté. J'ai fait des bandes dessinées mais aussi, avec Charlier des jeux dont je me suis lassé très vite. J'ai refilé le travail à Joël Azara qui lui aussi travaillait pour Record et peu à peu je m'en suis dégagé. C'est Goscinny qui écrivait mes scénarios. Ce n'était pas ce qu'il a fait de mieux mais enfin ce n'était pas mauvais, dommage que ce ne fut pas Astérix.

Vous avez beaucoup côtoyé Jijé. Pouvez-vous nous parler de l'époque où vous habitiez avec lui ?

J'ai habité avec Jijé dans le Midi près de Cassis. Il est revenu habiter la Belgique près de Waterloo et m'a demandé de venir chez lui. C'est à cette époque que Franquin et Morris nous ont rejoints afin de travailler ensemble. C'était très chouette, nous étions les pensionnaires de Mme Gillain. Je ne me rappelle plus tellement du travail mais plutot des cuites mémorables prises avec Morris et Franquin. A l'époque j'étais encore le petit débutant. J'avais une vingtaine d'années et je n'avais pas encore fait de bandes dessinées. Je dois dire que j'étais assez épaté par les deux autres jeunes pensionnaires de Jijé qui avaient un talent fou et dont les bandes dessinées marchaient déjà très fort.

Lors de votre passage à Tintin, les aventures de Tif et Tondu furent reprises par Marcel Denis. Qu'en avez-vous pensé à l'époque ?

Lorsque je suis parti j'abandonnais vraiment la série. Alors Denis ou un autre pour moi ça n'avait pas beaucoup d'importance.

Et vous êtes revenu à Spirou avec "Eric et Artimon ". Pourquoi n'avoir pas repris tout de suite Tif et Tondu?

II n'y a pas eu de problème lors de mon retour à Spirou, on m'a rendu les personnages – je ne me souviens d'ailleurs pas comment ça s'est passé – et j'ai créé Eric et Artimon pour avoir une série plus personnelle. Dessiner toujours du Tif et Tondu, on en a parfois un peu ras-le-bol mais c'est souvent une question d'histoire.

Comment Tillieux a-t-il succédé à Maurice Rosy ?

Comme je vous l'ai dit, à un certain moment, Rosy s'est embarqué dans des tas de trucs qui le conduisaient à faire du scénario en série et il n'arrivait plus à suivre. Pour un dessinateur ne pas avoir de scénario, c'est très ennuyeux. Rosy m'a alors dit qu'il préférait que je demande à quelqu'un d'autre. J'ai contacté Tillieux pour qu'il reprenne Tif et Tondu. Il a tout de suite été d'accord et la bande n'en a pas souffert malgré la disparition de Choc qui appartient à Rosy.

Que pensez-vous des reprises d'anciens scénarios de Félix pour Tif et Tondu?

Oui, sur la fin, Tillieux a repris quelques histoires de Félix mais ce n'était pas gênant. C'est rigolo d'ailleurs. J'ai fait "le roc maudit" et j'avais dépassé la moitié de l'épisode lorsque Thierry Martens, le rédacteur en chef de Spirou, m'a donné le fascicule où avait été publié l'histoire de Félix. Je ne connaissais pas cette bande et malgré tout les analogies graphiques sont frappantes alors que je vous jure, je ne connaissais pas cette bande.

Et de Tillieux vous passez à Desberg. Est-ce vous qui êtes allé le chercher pour poursuivre Tif et Tondu ?

Non, c'est Maurice Tillieux. Desberg, étant jeune scénariste débutant, était allé le trouver en lui proposant le scénario du "Gouffre interdit ". Tillieux ne l'a pas trouvé mauvais et il l'a remanié pour en faire une histoire publiable. Je dois dire que je suis très mauvais juge en tant que dessinateur. Parfois je dessine des trucs qui m'ennuient. Il y a par contre des histoires qui m'emballent et qui ne marchent pas, alors je ne sais plus très bien quoi penser.

Le courrier de Spirou annonce le retour de Choc pour bientôt. Est-ce exact?

Ils racontent n'importe quoi. Il n'y a rien de fait. J'ai appris dernièrement que Rosy avait proposé de revendre Choc aux éditions Dupuis mais ce sont surtout des bruits de rédaction faits par des gens qui racontent vraiment n'importe quoi.

Ne pensez-vous pas avoir autant de droits que Rosy pour reprendre Choc dont vous êtes le créateur graphique?

Evidemment si un jour j'ai envie de reprendre Choc, j'irai trouver Rosy, mais à ce moment-là, je préférerais le faire avec lui plutôt qu'avec quelqu'un d'autre. Rosy a un talent fou. Je ne sais pas si vous connaissez ce qu'il fait mais c'est bon, il fait des cartons, de la peinture... Pour moi il était là bien avant Folon. Mais comme Gillain lui-même n'a jamais rien fait de définitif. Je suis persuadé que si Gillain avait continué Valhardi comme Hergé a fait avec Tintin, il aurait connu un grand succès.

Seulement il faut être heureux, comme dit ma femme. Je le vois bien avec Tif et Tondu que je dessine depuis trente ans. Si je continue Tif et Tondu c'est parce que j'ai une série d'albums qui marchent assez bien et que n'étant pas Uderzo il faut que je travaille. Je voudrais bien qu'Isabelle démarre mais ce n'est pas encore très sûr. Si j'abandonne Tif et Tondu toute la vente des albums dégringole. La vente de Tif et Tondu étant moyenne il faut en faire beaucoup pour pouvoir en vivre correctement.

Parlez-nous plutôt d'Isabelle. Comment est-elle née ?

Au départ Isabelle était une petite fille qui s'appelait Catherine et qui était accompagnée d'un petit garçon. L'histoire était prévue pour un numéro spécial Pâques de Spirou. Comme j'avais envie de créer un nouveau personnage, j'ai demandé à Delporte de me faire un petit scénario afin de le tester. On a donc fait cette courte histoire de cloches et ensuite on a fait des histoires plus longues où Macherot a participé à l'histoire. C'est d'ailleurs lui qui a eu l'idée du côté merveilleux. Catherine est alors devenue Isabelle.

Peu à peu Isabelle est devenue un personnage secondaire pour faire place à un monde plus adulte. Est-ce volontaire ?

Oui, évidemment en ce qui concerne les derniers épisodes mais dans les histoires à venir Isabelle sera de nouveau mise en avant. C'est un peu le sort de beaucoup de personnages. Si l'on prend un grand classique comme Tintin, d'autres personnages aussi viennent de temps à autre lui ravir sa place de héros.

Comment se passe cette collaboration à plusieurs ?

Très bien. On se réunit en principe une fois par semaine lorsque la série est en cours de réalisation. Au départ Franquin et Delporte trouvent un synopsis. Franquin réalise alors le découpage avec Delporte qui ensuite fait les dialogues. Et alors j'interviens pour réaliser les dessins. Franquin et Delporte tiennent à ce que je m'amuse en dessinant, c'est-à-dire qu'ils conçoivent un peu l'histoire en fonction de ce que moi j'aime. J'aime faire des décors, inventer des paysages... ça c'est important parce que bien souvent vous travaillez avec un scénariste qui ne connaît pas du tout ce que vous aimez faire. Au début Isabelle était une série gentillette alors qu'aujourd'hui on plonge vraiment dans le fantastique.

D'ailleurs le bar de l'espace que l'on retrouve dans "de l'autre côté de Landerneau" dans "A suivre" vient d'Isabelle ?

Oui, c'est exact. C'est à l'origine un dessin que j'ai fait pour Isabelle. C'est le genre d'invention qui m'amuse vraiment beaucoup. D'ailleurs je travaille beaucoup plus vite sur une planche où il y a beaucoup de décors à inventer que sur une planche avec deux personnages qui font la causette.

N'avez-vous pas un peu l'impression d'avoir perdu votre temps avec seulement Tif et Tondu maintenant qu'Isabelle vous apporte le plaisir de dessiner ?

Non, Isabelle est venue en son temps. J'ai tenu le coup avec Tif et Tondu. J'aurai dû commencer plus tôt avec Isabelle ce qui aurait peut-être accru l'impact commercial des albums.

Quel est l'impact d'Isabelle auprès des lecteurs ?

C'est assez drôle, tout le monde me demande ce que les lecteurs pensent d'Isabelle. Tout le monde me dit que c'est fantastique et j'ai d'ailleurs beaucoup plus d'échos que pour Tif et Tondu. Bien que cette bande intéresse plus les adultes, je connais des gosses qui l'aiment aussi beaucoup. Ca démarre disons normalement mais ce n'est pas le gros succès. Dans les référendums du journal Spirou Isabelle n'est jamais très bien placée.

Avez-vous déjà été censuré?

Non... Ou tout du moins une fois seulement. C'était pour le Télé Moustique, il y a longtemps. J'avais dessiné une fille avec un maillot d'une pièce. Il y a un jeune que j'aime beaucoup, Bercovici, qui a des problèmes avec Spirou parce qu'il attaque parfois la religion dans les histoires qu'il fait avec Cauvin. C'est dommage parce qu'il n'a pas dix-huit ans et son dessin est déjà très bon. Une fois aussi dans Tif et Tondu contre la Main Blanche nous avons eu quelques problèmes. Tif et Tondu sont capturés par des pirates chinois et Tif dit à un moment " Ne me touche pas face de citron". J'ai rendu une lettre de la censure qui disait que si Spirou continuait à écrire des choses aussi racistes le journal serait interdit en France et aux colonies. C'était il y a une vingtaine d'années depuis la situation a changé. Ils ont perdu leurs colonies et Spirou est toujours présent. C'est je crois la seule fois où la censure officielle française est intervenue pour une de mes histoires. Par contre il y avait la censure Dupuis. J'ai toujours aimé dessiner des jolies nanas comme elles doivent être faites normalement et il y avait un type qui fermait les décolletés et qui coupait les nichons.

Maintenant les choses ont évolué et Isabelle paraît sans problème. J'ai toujours désiré dessiner un personnage féminin bien avant Natacha et compagnie, mais je n'ai jamais pu par crainte de la censure.

Est-ce que travailler depuis trente ans dans la même maison ne devient pas un peu un fonctionnariat?

Non, parce que je m'en fous et que je vis quand même hors de Bruxelles. Je fais ma bande dessinée en essayant de m'amuser au maximum et de gagner ma vie. Par exemple la semaine passée j'ai la issue mes planches et je suis parti à la mer avec ma femme. Je ne suis pas un esclave de la table à dessin comme certains. Je vais dépenser à la mer ou ailleurs ce que m'a rapporté la planche précédente.

Faites-vous vos couleurs ?

Non c'est Vittorio Léonardo et son studio qui réalisent mes couleurs. J'adore la couleur mais passer mon temps à remplir systématiquement des planches n'est pas drôle. J'en discute avec Léonardo, je lui donne des indications pour ce qui concerne les points spéciaux. Il fait son boulot très bien. Faire ce travail soi-même est une perte de temps énorme.

Pourquoi n'avoir pas essayé de travailler pour Pilote comme bon nombre de vos collègues d'autant plus que vous aviez déjà collaboré avec René Goscinny ?

J'ai fait une tentative une fois. J'ai proposé une histoire pour laquelle Charlier était d'accord pour m'écrire le scénario. Il m'a conseillé d'écrire aux éditions Dupuis pour ne pas avoir de problèmes. J'ai alors écris à Dupuis en leur disant que je donnais toujours priorité à la bande Tif et Tondu. Par retour de courrier, j'ai reçu une lettre me disant que j'étais viré, qu'ils allaient prendre leurs dispositions pour faire dessiner Tif et Tondu par quelqu'un d'autre. Alors, j'ai décidé de continuer avec Dupuis.

II y a quand même un certain paternalisme chez Dupuis?

Oui et ça a certains charmes. Cet exemple montre le mauvais côté de la chose. D'un autre côté c'est une boîte honnête où il est agréable de travailler.

Une grande amitié existe entre les anciens collaborateurs du journal en est-il de même avec les jeunes ?

C'est vrai qu'entre Franquin, Jijé, Sirius, Morris, quelques autres et moi-même existe une grande amitié. Dans la nouvelle équipe il y a des gens très sympathiques mais je ne les connais pas. Mais je vois avec mon fils Eric qui débute lui aussi dans Spirou, qu'il y a peut-être moins de contacts entre les collaborateurs du journal qu'à l'époque de nos débuts. Il n'y a pas un Jijé pour regrouper tout le monde. Spirou est quand même le journal qui s'est offert le plus beau catalogue...... Et tous ceux qu'ils ont laissé partir ! Greg, Uderzo, Brétecher, ... et même Hergé après la guerre.

Est-ce que les différents rédacteurs en chef de Spirou ont eu des influences sur votre travail ?

Oui, quand même. Disons que l'époque Delporte était l'époque farfelue où l'on n'avait pas peur de faire des innovations ce qui était beaucoup plus difficile avec Thierry Martens ou même aujourd'hui avec De Kuyssche. Martens possède surtout des qualités d'organisateur mais il manque de fantaisie. Je crois que pour faire un bon rédacteur en chef de journal d'enfants il faudrait qu'il soit avant tout un dessinateur. Le rédacteur en chef de Spirou actuel est un bon journaliste qui ne manque d'ailleurs pas d'humour. Je n'ai pas de problème avec lui.

Pourquoi n'avoir jamais écrit vos propres histoires ?

Je ne m'en sens pas capable. Je suis illettré. Je ne vais pas changer de métier maintenant. Si je le faisais je me ferais éditeur seulement pour le plaisir.

Que pensez-vous de tous ce mouvement adulte, des nouveaux dessinateurs qui travaillent dans l'intellectualisme ?

Que ce soit pour jeunes au pour adultes, je crois qu'il faut avant tout la qualité et ce n'est hélas pas toujours le cas. Je trouve que dans la bande dessinée dite pour adultes il y a vraiment beaucoup de mauvaise qualité ou de gens qui font illusion, qui veulent à tout prix étonner, choquer. Je ne suis pas d'accord. Je ne suis pas contre cette bande dessinée pour adultes mais elle manque le plus souvent de qualité. Mais je dois aussi avouer que je ne suis pas un grand lecteur de bandes dessinées. Je suis toujours étonné par Franquin qui achète tout et qui suit ça de très près. J'aime bien Valérian de Mézières pour les dessins, pas tellement pour les scénarios. Je suppose que Mézières s'amuse comme moi pour faire certains décors d'Isabelle, parce qu'il peut tout inventer.

Vous avez également travaillé avec Peyo sur Benoît Brisefer. Pourquoi ne pas avoir continué ?

J'ai travaillé sur les deux premiers épisodes puis Peyo ayant son studio a travaillé ensuite avec ses propres dessinateurs. Comme il avait beaucoup de travail au moment de la création de Benoit Brisefer, il m'avait demandé de faire ses décors. Il m'a fait confiance et je crois qu'il a été assez satisfait de mon travail. C'était une collaboration bien agréable, j'avais d'ailleurs déjà fait la même chose avec Franquin pour Spirou et Fantasio. Peyo ne m'a jamais enquiquiné pour que je fasse les choses à sa façon. Je faisais les décors de Benoît Brisefer comme je les aurais faits pour moi et chez moi et non dans le cadre de son studio.

Vous avez renoué voici peu avec ce mode de travail avec Franquin pour le Marsupilami. Y aura-t-il une suite ?

Il y a plusieurs années, Franquin a réalisé le premier épisode qui était "La cage". J'aimerais bien continuer parce que là aussi je dois dire que c'est très agréable de travailler avec Franquin. Je fais cela comme j'en ai envie, sans forcément imiter le style de Franquin ou de Peyo et ce qui est étonnant, c'est que ça tienne une fois terminé. Ce n'est pas vrai pour tout le monde, je ne me vois pas faire ce genre de travail pour Tintin par exemple. Jidéhem s'est mieux adapté au graphisme de Franquin que moi je ne le faisais. Si l'on regarde bien le dessin est quand même différent.

Vous êtes très lié avec Franquin et Delporte. Que pensez-vous de leurs expériences adultes dans Fluide Glacial et ailleurs?

Au niveau des idées noires, je trouve que Franquin a fait des choses fantastiques. L'une des meilleures est l'histoire des loups. Mais d'un autre côté, je regrette un peu que Franquin passe son temps à faire ça plutôt que Spirou et Fantasio. Si Franquin avait continué à dessiner la série, ce serait vraiment fantastique, c'est dommage qu'il ait abandonné. C'est tout du moins mon optique personnelle. Par contre, j'aimerai bien faire quelque chose pour les adultes si on me le demandait.

Quels sont vos projets ?

Je n'en ai pas ! Si je pouvais, je ferais de la peinture mais j'aurais du mal à me remettre à la bande dessinée ensuite.

Entretien réalisé par Jean Léturgie et Henri Filipini en novembre 1979 dans Schtroumpf  Les Cahiers de la Bande dessinée No 45 -12 année en 1980.