On ne présente plus Will ! On le savoure ! C'est un homme multi-facettes, monument de la BD belge.
Il a débuté dans l'atelier de Jijé aux côtés de Franquin, Morris et Paape. Il a établi sa renommée avec Tif et Tondu, son faible va pourtant à Isabelle.
Depuis quelques années, il se consacre à une BD plus adulte et abandonne progressivement Tif et Tondu. C'est l'invité de Philippe Francq.
Quand on est arrivé chez lui, nous avons été étonnés de voir le nombre de peintures qui pendaient aux murs ou peintes à même les portes, tables,...
REVE-EN BULLES: Comment est née Isabelle ?
WILL: Cela fait très longtemps; elle ne s'appelait pas Isabelle d'ailleurs, mais Catherine. C'était un petit personnage que j'avais créé avec un petit compagnon dénommé Bernard. Je l'avais présenté à Delporte en lui demandant de m'écrire une histoire pour un numéro de Pâques. Ensuite, j'ai repris l'idée et j'ai demandé à Macherot de faire le scénario.
REB: Pourquoi une petite fille et un petit garçon ?
W: J'avais déjà envie de changer un petit peu de Tif et Tondu. A l'époque, au niveau personnages féminins, on ne pouvait guère faire plus que des petites filles.
REB: Comment s'est passé votre collaboration avec le groupe de scénaristes ?
W: C'est une collaboration qui se faisait le plus simplement du monde. Au scénario, c'étaient surtout Franquin et Delporte, mais on se réunissait régulièrement. La mise en page était faite par Franquin; Delporte et Franquin s'occupaient de l'ébauche des textes; Delporte faisait la mise au net de l'histoire et moi je dessinais la planche.
REB: Quelle était l'ambiance entre vous ?
W: On rigolait, surtout! Franquin et Delporte venaient assez souvent et c'est comme ça qu'on travaillait le mieux!
REB: Les petits monstres étaient réalisés par Franquin ?
W: Non, je les faisais moi-même.
REB: Franquin a réalisé Cauchemarrant et Idées Noires. Aviez-vous le même imaginaire ?
W: C'est Franquin, évidemment, qui a introduit l'idée des petits monstres; mais les miens sont totalement différents. Ceux de Franquin sont beaucoup plus agressifs. Lui a vraiment du talent pour dessiner des monstres très originaux. Si j'en ai faits, c'est qu'ils étaient dans le scénario de Franquin et Delporte. Mais moi, je n'ai pas du tout une passion pour les monstres.
REB: Franquin et Delporte s'arrangeaient pour vous faire dessiner les choses que vous aimiez. Quelles étaient-elles?
W: Le fantastique, les décors extravagants, c'est tout un ensemble. Ils le savaient bien et ça c'est l'idéal quand on n'est pas scénariste.
REB: Vous n'avez jamais pensé écrire un scénario vous-même?
W: Sur la première série, quand j'ai débuté, c'était Dineur au scénario. Puis, j'ai été pris dans l'engrenage et j'ai pris un autre scénariste. Ca ne me passionne pas spécialement de faire du scénario. Il est évident que quand on fait du scénario, on fait ce que l'on veut.
REB: Quel a été l'impact d'Isabelle auprès des lecteurs?
W: C'est une série qui n'a jamais vraiment bien démarré; ça n'a jamais été un grand succès. Par contre les gens qui achètent Isabelle sont vraiment passionnés par cette histoire. C'est arrivé fréquemment, lors des festivals, que des gens ne connaissant pas la série venaient acheter un album, puis revenaient racheter toute la série.
REB: Vous la considérez comme un personnage plus personnel que Tif et Tondu?
W: C'est diamétralement différent. Ce n'est pas le même esprit, c'est plus fantaisiste.
REB: Ce côté magique était-il déjà présent dans Catherine et Bernard?
W: Non, pas du tout! En réalité, je ne savais pas ce que j'allais en faire. Je les avais uniquement créés graphiquement. C'est par après que Macherot, avec le "Tableau enchanté", a introduit cette féerie qui n'a fait que s'amplifier par la suite quand Franquin et Delporte l'ont repris.
REB: Macherot a abandonné à ce moment-là ?
W: Oui, Macherot l'a abandonné tout de suite. On a laissé son nom par amitié, parce qu'il était à la base au niveau du scénario.
REB: Comment voyez-vous la profusion de BD pour adultes ?
W: Il y en a de toutes les qualités. Ca ne me dérange pas, mais on a inondé le marché avec n'importe quoi.
REB: La Collection "Aire Libre" est destinée en général aux adultes.
W: A partir du moment où vous avez un bon scénario et un bon dessin, pourquoi ne pas travailler pour adultes ? Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. En réalité, je ne connaissais pas tellement ça, mais quand mon fils a repris Chic-Bull, j'ai découvert des tas de bédés vraiment inimaginables.
REB: Comment êtes-vous passé d'une B.D. à dominance masculine à une B.D. où la femme joue un rôle primordial?
W: Pendant des années, quand, dans Tif et Tondu, je dessinais une fille un peu jolie avec des rondeurs là où il fallait, la censure coupait, rabotait. A cette époque-là, on préférait se censurer soi-même plutôt que d'être censuré par - quelqu'un qui bousillait le dessin. Et depuis quelques années, on dessine ce qu'on veut. J'en ai profité. J'avais envie de faire quelque chose d'autre... J'ai fait ça en couleurs directes et comme j'aime peindre, ça me passionne plus.
REB: Vous aviez dessiné une BD adulte du nom de Lilly Marlène avec Goscinny. Quelle fut la réaction de Dupuis?
W: Il m'a demandé d'arrêter parce qu'il avait peur pour son image de marque et des dessinateurs qui faisaient des choses non-conventionnelles. Alors que quand on voit ça, c'était bien gentil à côté de ce qu'on sort actuellement. Mais c'est une autre époque.
REB: Avez-vous d'autres projets pour Aire Libre ?
W: Non, je prépare un album pour P&T Productions, tout en continuant Isabelle chez Dupuis. Ce sera un recueil plusieurs histoires légèrement érotiques et amusantes. Je suis sur le premier épisode qui est une histoire merveilleuse se situant dans les années 25. Cela ne se justifiait pas spécialement mais j'avais envie de dessiner des bagnoles de l'époque.
REB: Dans Aire Libre, les décors sont très poussés à l'aquarelle
W: D'habitude, on emploie la technique des bleus -c'est-à-dire que les traits noirs sont photographiés pour donner un film transparent et un bleu sur lequel on colorie - tandis que moi, dans Aire Libre, j'ai dessiné directement en aquarelle sur la planche.
REB: Qui a eu la première idée pour Les Jardins du désir?
W: C'est Desberg qui trouve les idées, mais il m'en parle toujours. Il m'explique le scénario et je lui dis quand je n'aime pas tel type de dessins. On s'arrange. Dans l'album qu'on est en train de faire, j'ai commencé à dessiner un des scénarios et j'ai abandonné à la troisième page parce que ça ne me plaisait pas, je n'étais pas à l'aise.
REB: Pourquoi m'avoir choisi Aire Libre pour publier vos deux albums ? Par fidélité à Dupuis ?
W: Absolument pas! En réalité quand j'ai fait Les Jardins du désir, comme Dupuis n'avait jamais publié de série un peu érotique, j'étais en rapport avec Albin Michel. Et comme les planches traînaient ici et que Philippe Vandooren -le directeur éditorial chez Dupuis- est passé je lui ai montré ce que j'étais en train de faire. Et quand il l'a vu, il m'a demandé de leur réserver cet album.
REB: Depuis que vous travaillez avec Desberg, n'avez-vous plus pensé à changer de scénariste ?
W: On prend parfois des habitudes. Je m'entend bien avec eux. J'aime bien ce qu'ils font.
REB: Qui a décidé d'arrêter la série Tif et Tondu ?
W: C'est moi!
REB: Dupuis vous a-t-il demandé de continuer ?
W: Non, je n'avais vraiment plus envie de la dessiner! C'est venu subitement. Dans le temps, j'avais voulu arrêter et on avait réussi à m'en dissuader.
REB: Avez-vous eu votre mot à dire pour la reprise ?
W: Non, c'est Dupuis qui s'en est occupé, car Tif et Tondu leur appartient!
REB: La série a-t-elle toujours appartenu à Dupuis ?
W: Au départ ces personnages appartenaient à Dineur et il a revendu ses personnages à Dupuis quand j'ai repris la série.
REB: Que pensez-vous des albums vendus en seconde main ?
W: Ca, ce n'est encore rien. Ce qui est râlant pour les auteurs et les libraires, c'est que certains albums qui coûtent 300 Fb en librairies sont déjà à 100 Fb quinze jours après chez des soldeurs. Et ça, ce n'est pas normal! C'est du détournement? C'est du vol? On ne sait pas ce que c'est! Ca m'étonnerait que ce soit du vol parce qu'il y a des palettes entières d'albums neufs qui arrivent sur le marché.
REB: C'est récent?
W: Non!
REB: Mais aujourd'hui, ça prend plus d'ampleur ?
W: Oui, quand même. Et on ne fait rien!
REB: Et qu'en disent les éditeurs?
W: Eux ne savent rien! Ce qui assainirait le marché, c'est de passer les invendus systématiquement au pilon. Mais maintenant les gens commencent à attendre les soldes.
REB: Quelle est la dernière BD que vous ayez lue?
W: Je feuillette un peu Spirou, ... Sinon, c'était la dernière BD de Loisel, c'est un auteur génial! Il y a énormément de très bons dessinateurs réalistes actuellement. Mais ils ont tous un peu la même technique. Je ne sais pas si c'est dû aux instruments employés, ... Les rochers sont tous dessinés de la même façon, les arbres aussi. Et je trouve que Loisel est plus personnel. [Ndlr: Courrez vite vous procurer le N° 2 du REB consacré à Loisel!]
Interview effectuée à Waterloo, le 12 août 1992 par Bertrand Panier & François Chapaux (retranscrite par B.H.).