Le 19 juin 1980 s'éteignait Joseph Gillain. Comme on peut s'y attendre lorsqu'il s'agit d'un personnage de l'envergure de Jijé, les journaux, la radio et la télévision en ont abondamment parlé. Et nous,qu'est-ce qu'on avait envie de parler de Gillain et d'en parler et de vous en parler. Chacun d'entre nous, jeune ou ancien, a accumulé son content de souvenirs, car Jijé était la générosité même. La générosité en tout. Le jour même de sa disparition se sont réunis à la rédaction ceux qui, avec lui, ont inventé le journal de Spirou d'après-guerre: Franquin, Will, Peyo, Roba, Delporte. Avec Carlos Roque, Charles Degotte, Arnaud et Alain, ils ont parlé de Jijé, d'hier, d'avant-hier et du temps qui passe. Vous, les lecteurs que Jijé respectait à l'extrême, nous avons voulu vous faire participer à cette conversation.
Franquin: « Joseph avait hérité d'un de ses professeurs une technique qu'il a continué à pratiquer depuis son adolescence: dessiner sans regarder le papier. Tous les dessinateurs qui sont passés chez lui ont dû tenter l'expérience. Qu'est-ce qu'il m'a fait souffrir avec cette "manie" ! Dessiner sans regarder le papier, c'était exactement la chose à ne pas dire à un inquiet comme moi... ».
Will: « Oui, moi aussi, il m'a appris ça, quand j'étais élève chez lui. Il avait même menacé de me faire dessiner de la main gauche pour que je m'entraîne à regarder les choses, au lieu de simplement tracer un trait sur mon papier ».
Roba: « Lui-même cherchait à dessiner de la main gauche. En tout cas, je crois qu'il peignait parfois de la main gauche. Toujours dans le but de se remettre en question, d'échapper à la routine, aux habitudes, de chercher de nouvelles techniques ».
Degotte: « On peut même dire qu'il dessinait avec n'importe quoi. Il était tout le temps à la recherche d'effets nouveaux. Pour certaines planches, il ne se contentait pas de papier à dessin: je l'ai vu dessiner à la gouache sur un film d'acétate, absolument imperméable. La moindre goutte d'eau là-dessus, et c'était la catastrophe! ».
Franquin: « Oh oui! Je me souviens de supports en verre qu'il nous faisait supporter. "Supporter", parce que c'était un supplice pour nous! Il trempait une plaque de verre dans sa baignoire. Puis il posait une feuille de papier de même format sur la plaque et obtenait une planche extrêmement plate et lisse. L'ennui, c'est que le papier "cassait parfois"! ».
Will: « Au moment où il avait terminé une planche, pour ne pas devoir recalculer les dimensions de ses cases sur la planche suivante, il posait la planche terminée sur la planche à remplir et piquait les quatre coins avec une épingle. Il ne lui restait plus, sur la nouvelle planche, qu'à relier les quatre trous pour obtenir le cadre général de ses dessins. Mais de page en page, il ne se souciait pas de l'exactitude de ses repérages, de telle façon que le cadre de certaines planches de Jijé ressemble plus à un trapèze qu'à un rectangle! ».
Will: « Jijé commençait à travailler très tôt le matin et avait terminé son boulot vers midi. L'après-midi, il la consacrait à la promenade, à ses inventions, au bricolage... ».
Peyo: « ... à la boxe!... ».
Franquin: «... qui le faisait fuir quand le combat devenait trop sérieux. Par exemple contre Morris, qui avait pris des leçons! ».
Will: « Souvent il nous emmenait. Et on allait tous ensemble dans un atelier pour faire des croquis. Jusqu'à ce qu'on n'en puisse plus ».
Franquin: « Voir Gillain dans un atelier de croquis, c'était un spectacle prodigieux. Il y avait là des élèves à qui il fallait trois jours pour terminer une sanguine et qui exigeaient du modèle vivant de ne pas bouger le moindre bout de mollet! Tandis que Joseph tournait autour du modèle et, fidèle à sa technique de ne pas regarder la feuille en dessinant, il faisait des dizaines de croquis en peu de temps et les laissait tomber l'un après l'autre. On pouvait suivre sa trace grâce à toutes ces feuilles qu'il semait ! La tête des bons élèves consciencieux... » .
Peyo: « Quand on se lance dans une bande dessinée, on cherche toujours la galerie des personnages qui s'y trouveront. Dans une aventure de Benoît Brisefer, j'avais besoin d'un personnage de cuisinier et je l'ai dessiné. Will, qui l'a vu, m'a dit tout de suite: "Mais c'est Joseph!". Comme il n'était pas le seul à le remarquer, je me suis dit que j'avais dessiné Joseph Gillain inconsciemment! J'ai donc appelé mon cuisinier Joseph! ».
Will: « Finalement j'ai été trouver Gillain pour apprendre tout, sauf la bande dessinée. Mes parents savaient qu'il était un touche-à-tout de génie. Il avait fait de la peinture, de la sculpture, de l'orfèvrerie et il avait décoré des églises. Notamment celle de Corbion, dans les Ardennes belges. Quand je dis "décorer", c'était pas un petit boulot de peinture. Non, c'était des fresques, au mur, aux voûtes, partout, façon Michel-Ange! Gillain m'a tout appris et, comme je devais gagner ma vie, il m'a aussi appris à dessiner... une bande dessinée ».
Conversation à propos de Jijé le 19 juin 1980 dans Spirou no 2204 du 10 juillet 1980