ENFANT DE LA CAMPAGNE ET PRESQUE ORFEVRE...

Les souvenirs de jeunesse devraient être les plus marquants. Pas pour Will, qui ne se rappelle rien de son enfance. Du moins, c'est ce qu'il dit...

Eh bien, oui, je prendrai volontiers une petite bière... Qu'est-ce qu'on disait ? Ma jeunesse? Oh, ça ne vaut pas la peine d'en parler, j'étais un gamin comme tous les autres... Oui, je suis né à la campagne. Un village qu'on ne trouve même pas sur toutes les cartes : Anthée. Ça se trouve sur la crête d'une colline, avec des prairies et des bois tout autour. Aaah, ça fait du bien quand elle est bien fraîche...
Non, je parle de la bière.

Mes distractions à ce temps-là ? Ben, comme tout le monde. On attrapait des hannetons, on faisait des combats de boules de neige, on allait se balader dans les bois. La même chose que tous les gamins, quoi. Je me souviens surtout que j'allais souvent chez le forgeron, un forgeron à l'ancienne mode, avec une enclume et un grand soufflet.

Non, je ne rêvais pas de devenir forgeron. Je savais très bien ce que j'allais faire comme métier. J'allais être artiste. Je n'avais pas la moindre idée de la façon dont un artiste travaille, mais c'était ça mon rêve. Chez moi, on ne s'attendait pas à ça, mais on m'a tout de même envoyé passer un examen d'entrée chez les bénédictins.

Oui, ce sont des moines qui sont spécialisés dans l'orfèvrerie, le travail des métaux, les métiers d'art et tout ça. C'était l'école d'art la plus proche de chez moi, dans une vieille abbaye... Et c'est drôle, mais cet examen, qui a été si important pour moi, je ne m'en rappelle plus rien. J'ai tout oublié,  la salle, l'examinateur, l'épreuve, ce qu'on m'a dit. Plus un seul souvenir. Peut-être parce que, quelques jours plus tard, un papier est arrivé à la maison pour dire que je n'étais pas admis,

Moi, il n'y avait rien à faire, je voulais dessiner. Rien d'autre ne me tentait. Alors mes parents on entendu parler d'un dessinateur de la région qui cherchait quelqu'un pour l'aider, j'ai mis mon beau costume, j'ai enfourché ma bicyclette et je suis allé le voir. Il habitait une maison tout en haut d'une colline ; je me rappelle, c'était en été, et  je soufflais pour arriver en haut de la côte. J'ai frappé à la porte ; un type avec du savon sur la moitié de sa figure (il était justement en train de se raser) est venu ouvrir, et on s'est expliqués. C'était un peintre, et j'ai jeté un coup d'oeil émerveillé sur ses toiles, de vraies, pas des reproductions, des toiles peintes à l'huile. Un véritable artiste !

Il faisait aussi des dessins pour un journal dont j'avais vu un ou deux numéros (je n'étais pas grand lecteur de la presse enfantine ; dans mon village, on n'en trouvait guère) et je me souviens encore des premiers dessins originaux que j'ai vus, plus grands que je ne croyais, et si formidablement vivants...

L'artiste s'appelait Joseph Gillain, et vous connaissez son pseudonyme de Jijé. Il dessinait alors pour « Spirou » les aventures de «Jean Valhardi» . Bref, il m'a engagé. Mon travail, c'était l'indication des couleurs sur un papier calque appliqué contre les dessins. J'arrivais le matin, essoufflé d'avoir grimpé la colline, alors qu'il était déjà au travail depuis plusieurs heures. Je coloriais les planches de « Valhardi », et aussi de Spirou qu'il dessinait à l'époque, et pendant ce temps on bavardait et on rigolait.

Parfois on arrêtait le travail et on allait dans l'énorme verger, on grimpait dans les arbres pour se gaver de cerises. L'après-midi, Jijé faisait de la peinture ou de la sculpture, et je béais d'admiration à voir comment il savait croquer un modèle. Un Jour, il a posé devant moi un bloc de terre glaise et il m'a dit :
– Vas-y. Fais un portrait.

Chez les bons moines, on m'aurait fait dessiner des cubes et des rosaces pendant trois ans avant de me mettre la main à la pâte. Mais Jijé, lui, il m'a plongé dans le bain du premier coup. J'ai fait mon possible, tandis que lui, de son côté, hbauchait la tête du modèle assis en face de nous. Un peu après, il a jeté un coup d'oeil sur ce que je faisais :
– Mais non ! Il faut y aller plus vigoureusement, crénom !

Et en deux coups de pouce, il a fait de mon essai timide un visage humain. Et ressemblant. C'est un artiste formidable, Jijé. Sans lui, je ne serais nulle part. Même pas chez les bénédictins, à faire des cuivres repoussés.

Tiens, mon verre est vide. Si on buvait encore une petite bière ?

Propos recueillis par Yvan Delporte dans Spirou no 1654 en 1969