"occupe-toi d'amélie!"...et Will créa Kiki par Antoine Groux

Quand vous vous sentez des plis amers autour de la bouche, quand votre âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand vous vous surprenez arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que vous rencontrez, et surtout lorsque votre cafard prend tellement le dessus que vous devez vous tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, vous comprenez alors qu'il est grand temps de prendre le large, ... en vous plongeant dans la relecture d'un bon vieux Tif et Tondu par exemple! Oui, oui, je sais, seuls les quinze derniers mots sont de moi, le reste c'est le début de Moby Dick. En tout cas, ça c'est bien vrai, un bon Tif et Tondu, rien de tel pour vous requinquer ! Chacune de vos images est prise d'un plan différent. Il est rare que le personnage soit pris sous le même angle, avec une caméra fixe, si l'on peut dire...

C'est parce qu'on a horreur de refaire le même angle. Will le fait pour Tif et Tondu... On aurait pu partir de cette réplique de Tillieux à une question de Brigitte Hermann (interview paru dans Les cahiers de la bande dessinée n° 34) et développer un savant parallèle pour distinguer deux manières de mettre en images les histoires policières, par-delà un graphisme de même coulée au style rondouillard, particulier à l'école de Charleville (1).

Gil Jourdan/versus/Tif et Tondu, comme diraient nos amis sémiologues: prenez deux albums de la même année, goûtez et comparez les deux cuvées!...

Je vous fais grâce du développement, me contentant de souligner, en passant, que vu l'évolution actuelle du dessin animé, celui prévu spécialement pour le petit écran, le dessin de Will est d'une extrême lisibilité pour les enfants de la télé. Avec notamment une utilisation de la couleur remarquable dès les premiers albums: non seulement pour donner des ambiances (nocturnes, souterraines, cauchemardesques, etc.), mais tout simplement aussi pour renforcer la profondeur de champ. Or pour pallier l'aplatissement de l'image télévisuelle et sa définition moindre, les plages de couleur sont un des trucs les plus efficaces (prière de regarder, rien qu'une fois, un épisode d'Albator (2)). C'est un regain de succès possible auprès des jeunes générations, pour les albums de Will. Mais treve de boniments sur ce thème, c'est sur un autre sujet que nous avions décidé de nous pencher. Un sujet beaucoup plus "séduisant "..

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Un sujet, ou plutôt une sujette devrait-on dire, encore qu'il s'agisse d'une comtesse. Vous vous souvenez de la minute historique? " Bonjour tout le monde! Je me présente: Comtesse Amélie d'Yeu... Mais tout le monde m'appelle Kiki ": c'était à la treizième image de Tif et Tondu contre le cobra, et Tif d'entamer un marathon qui laissait son associé baba!...

Moment historique dans l'histoire du Journal de Spirou: une blonde héroïne, aux formes aussi fermes que la main qui la dessinait, venait d'ouvrir la brèche, devançant de quelques numéros (et de peut-être un centimètre ou deux de tour de poitrine) cette autre blonde égérie que sera Natacha. Même si celle-ci trottait déjà depuis belle lurette dans les petites cellules grises de Walthéry le Luron.

En tout cas, les faits sont là: un beau matin de novembre 1969, les fidèles lecteurs plus ou moins boutonneux de Spirou eurent du mal à en croire leurs mirettes. Alors qu'avec un Tif ronchon nous attendions de voir paraître un laideron "face à main et poil au menton, chichis et compagnies", nous vîmes débarquer une créature de rêve ! (3).

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On a déjà tout dit sur la difficile percée des héroïnes de papier dans l'univers des illustrés. Encore qu'à notre humble avis, tout en rendant à Barbarella les hommages qui doivent lui être rendus, on ait peut-être un peu négligé quelques nanas qui déjà avaient su se montrer fort entreprenantes: je pense à Durga-Rani de Pellos, récemment réédité, ou à La Cavalière du Texas de Le Rallic que l'on ferait bien de rééditer. Chez Dupuis, plus qu'ailleurs, on rechigna longtemps à sauter le pas, autant par pudibonderie sans doute que par prudence: à cause d'un arrêt toujours possible aux frontières, car, on le sait, la trop célèbre Commission de Surveillance cherchait plus volontiers la petite bête dans les pages de Spirou que dans celles de ses concurrents "bien de chez nous "...L'image de la femme dans Spirou a même fait l'objet d'une étude de docte apparence, que vous lûtes peut-être? C'était sous la houlette de Claude Olivier Carbonnel: trois joyeux étudiants de l'Institut d'Etudes Politiques de Toulouse, qui s'amusèrent sans doute davantage à la lecture de l'hebdo qu'à la rédaction de leur pensum, s'appliquèrent à l'analyse comparée du contenu du journal pour les années 1963 et 1971 (4)-Ce qui m'a étonné dans la recension de Simy Benatar, Mazaltob Emergui et Dominique Liatchein, truffée de tableaux statistiques, avec des pourcentages établis à 0,01% près, c'est l'absence ou presque de la charmante comtesse: elle ne figure pas (ou ai-je la berlue ?) dans le tableau-dépliant récapitulatif des personnages féminins dans Spirou (1963 et 1971) ! De quoi jeter un doute sur le sérieux de l'entreprise ! Soyons juste, on la trouve mentionnée pourtant, vers la fin, dans les considérations sur l'héroïne dans l'action (page 169)."Certes l'héroïne secondaire participe à l'action. Kiki, dans l'histoire de Tif et Tondu (album n° 23) s'obstine tant à vouloir introduire son chien en Angleterre qu'elle va forcer la police à intervenir: d'où un rebondissement de l’action... mais l’héroïne secondaire – si elle provoque une situation nouvelle – n'est jamais capable de résoudre les problèmes qu'elle fait naître. Le dénouement de l'intrigue est confié à des héros masculins auxquels (comble de l'aliénation!) le personnage féminin fait parfois appel et auquel elle sert toujours de faire-valoir. Les héros masculins sont d'ailleurs conscients de l'insouciance ou de l'impuissance des héroïnes face aux drames qui se développent. Tif dit à Kiki d'un air excédé et narquois à la fois: "Bon, je vais au commissariat payer votre caution, le transistor, le gâteau... " (5). Car la maladresse des héroïnes secondaires – due à leur émotivité, à leur faiblesse physique, à leur ignorance aussi – est le vrai moteur de l'histoire; leur rôle est alors négatif. "

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Et bien non, c'est un peu court, jeunes hommes! Emotive, physiquement faible, Kiki? Mais où ils ont vu ça, eux? Elle qui, à la première planche de Sorti des abîmes réplique tout de go au douanier: "C'est lui !" en désignant Tondu quand le douanier lui demande qui a fait Wof? Et qui bientôt, toute seule dans le fog des quais de la Tamise, s'en va aller à la recherche de Cambronne injustement mis en quarantaine! Elle surtout qui a un rôle essentiel dans le roc maudit. Parce qu'il n'a effectué qu'une plongée ponctuelle (l'année 1971), notre trio prend l'aventure en marche, tombant début janvier sur la vingt-quatrième planche du Roc Maudit (" Vers trois heures de l'après-midi, le "Vaillant" revint avec le scaphandre... ": ils n'ont pas eu de chance, il faut l'avouer car la planche précédente, la 23e, leur aurait posée Kiki telle qu'en elle-même. Consciente d'un chauvinisme mâle moins méchant que bête de la part de certains: "Une femme... ici?... ". "Et pourquoi pas ?... Je suppose qu'ils auront besoin de quelqu'un pour leur faire la cuisine !"

A se demander si nos analystes ont quand même lu les quarante dernières planches du Roc Maudit, ou notre jolie comtesse intervient avec efficacité. D'ailleurs les deux ultimes images et les quatre bulles qui terminent l'aventure disent bien ce qu'elles veulent dire: "Et avouez que je n'ai pas gêné votre enquête "."Au contraire...""Sans vous Crochemain se serait attaqué à Tif, et je n'aurais pu remonter dans la barque. ""A la santé de Kiki, qui nous a conservé la nôtre... de santé!" Alors je ne sais pas si la savante étude de notre trio toulousain peut-être considérée comme "globalement positive "; ce que je sais, c'est qu'à propos de Kiki, on peut les surprendre en flagrant délit de mauvaise lecture. Une héroïne secondaire, Kiki, non mais ça va pas la tête?! D'aucuns diront que tout ceci est bien beau, mais que ça ne concerne pas Will: le rôle de Kiki, c'est Maurice Tillieux que ça concernait. Remarque à courte vue: d'abord je suppose que l'apparition de notre héroïne a été précédée de sérieuses discussions entre nos deux auteurs. Et puis de toute façon, Kiki, c'est Kiki telle qu'elle apparut sous la plume et le pinceau de Will. Laissons à l'ami Wilbur Leguebe, dans une future réédition de La société des bulles, le soin de décider dans un petit paragraphe, si la comtesse d'Yeu, par le fond et par les formes, est à ranger du côté des collaboratrices du système ou du côté des nouvelles héroïnes, sûres d'elles et ne voulant plus être dominées. Pour notre part, la chose est nette: merci et bravo Willy Maltaite, mine de rien féministe de choc !

...De choc: parlons-en un peu justement, de celui-là !On a longtemps discuté dans les chaumières: qui pouvait bien se cacher derrière ce masque de fer, chacun y aller de sa petite hypothèse. Pendant un temps nous avons eu la nôtre, à laquelle nous croyions dur comme fer : à cause d'un certain maintien, de dédain aristocratique, nous étions persuadé que derrière le masque ne se cachait rien moins que... Monsieur Giscard d'Estaing. Ce n'est qu'au résultat d'une longue et minutieuse enquête que nous dûmes abandonner cette piste: V.G.E. se défoulait bien derrière le masque d'un héros de papier célèbre, en effet, mais c'est du Fantôme du Bengale qu'il s'agissait! (6).

Alors nous dûmes partir sur des bases nouvelles: était-ce vraiment un homme qui se cachait derrière ce heaume ? Sans doute, diront les lecteurs au gros bon sens. Voire, voire, répliqueront les lecteurs plus fûtés que nous sommes.

Car enfin, connaissant l'habileté diabolique de Choc, pourquoi ne pas supposer que sa grande astuce a pu être de nous faire croire qu'il est homme? Avec la complicité de ses créateurs: ne trouvez-vous pas bizarre, en effet, que nulle fois il n'a été question du timbre de la voix de Monsieur Choc? Jamais, par exemple, le moindre doute chez Tif au chez Tondu devant un quidam qui pourrait avoir la même voix que Choc?

Alors pourquoi ne pas imaginer que, intérieurement traficoté, le casque de Choc sert non seulement à cacher son visage mais aussi à masquer sa voix? Une voix qui pourrait très bien être une voix de femme!

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Comtesse Amélie d'Yeu, que faisiez-vous entre les albums 4 et 13 des aventures de Tif et Tondu ?

Allons, de grâce, Monsieur Will, ramenez-nous Kiki. Sûrement qu'elle saura tout nous expliquer...

Antoine ROUX dans Schtroumpf Les Cahiers de la Bande dessinée no 45 en 1980.


(1) id est "de Charleville", retenez ça, ça pourra toujours vous servir si vous passez eu jeu des mille francs (c'était notre minute culturelle!).

(2) Dessin animé made in Japan qui a succédé au fameux Goldorak.

(3) Très exactement au numéro 1650 du 27 novembre 1969 (alors que Natacha. hôtesse de l'air fit son apparition dans le numéro 1663, daté du 26 février 1970).

(4) Cinquième chapitre (pp. 149-181) in Le message politique et social de la bande dessinée (IEPT, dd. Privat, Toulouse 1975), repris plus succinctement dans la Revue Politique et Parlementaire (numéro 865 de novembre-décembre 1976).

(5) La citation complète était: "... et dédommager ceux qui les ont reçus sur le tête... A tantôt ! Et celui qui parle, bien entendu, c'est Tondu.


Première et dernière (?) apparition du mystérieux Monsieur Choc:

1. On aura noté que lors de sa première apparition, Choc arbore un de ces longs porte-cigarettes qui ne messiérait point à une séductrice (et on notera peut-être l'insistance avec laquelle Amélie d'Yeu, lors de sa première apparition soulignera quant à elle, comme pour éloigner tout soupçon: "Vous êtes gentil, mais je ne fume pas... même quand il s'agit d'excellents cigares!".

2. En ce qui concerne la dernière image, quand on examine rétroactivement les faits, Will ne nous fournit-il pas un élément essentiel, mais qu'on ne remarque pas parce qu'il crève les yeux? Et je relève en passant que cette vignette (à la fin du Grand Combat) par sa monochromie, force le lecteur à "n'y voir que du bleu ". Mais pourtant, cette fuite de Choc, n'existe-t-il pas une expression populaire qui l'illustrerait parfaitement ?. Elémentaire, mon cher Watson, vous avez presque trouvé tout seul. Mais c'est bien sûr: "C'est parti mon kiki!" Alors?...


La dernière fois qu'on a vu Kiki: c'est dans L'Astragale de Cassiopée qu'au détour d'une page nous eûmes la surprise et le plaisir bien éphémère de croiser... mais était-ce bien elle? Peut-être ne fûmes-nous victime que d'un phénomène d'auto-persuasion, la voyant partout mais ne la retrouvant nulle part...